samedi 9 mars 2013

"Cachez moi cette église que je ne saurais voir !"

Les historiens s'accordent pour dire que la Roumanie a connu l'une des dictatures les plus féroces en Europe de l'Est. De 1947 à 1989, le gouvernement communiste impose à la ville et à la campagne une nouvelle configuration qui - encore aujourd'hui - marque le paysage roumain.

(article paru dans Lâme Urbaine, Revue d'urbanisme et d'expression urbaine | n°4, janvier 2013)

Nicolae Ceausescu
(1918-1989)
La systématisation opérée par Nicolas Ceausescu (à droite) a voué le patrimoine historique urbain à une destruction massive, dont Bucarest a payé les frais les plus importants. Les édifices religieux religieux ont été massivement touchés par ce phénomène de destruction. Cependant Ceausescu appelé aussi "le grand architecte et dirigeant du pays" n'a pas réalisé une démolition totale du patrimoine religieux - peut-être a-t-il reconnu l'enjeu que pouvait représenter l'Eglise orthodoxe roumaine (en roumain, Biserica Ortodoxa Romana) pour l'unité du pays - et loin d'entreprendre la loi de la table rase, bons nombres d'églises ont survécu tant bien que mal, à la période communiste. Bien évidemment, pour ne pas rester en contradiction avec l'idéologie marxiste, les édifices religieux qui n'ont pas été détruits, ont été volontairement cachés de diverses manières et avec plus ou moins de réussites. Ainsi il n'est pas anodin au cours de promenades urbaines de trouver caché derrière des blocs d'une douzaine d'étages, des églises, voire des presbytères entiers.


L'Eglise de la Sainte-Trinité et son presbytère (à gauche)
(T. Heckly)
C’est exactement ce que l’on constate dans la ville de Brasov dans les Carpates Méridionales. Située en Transylvanie, en plein centre de la Roumanie, il est très fréquent d’y trouver des édifices religieux encerclés par des habitations, c’est le cas de l’église de la Sainte-Trinité (Biserica Sfanta Treime), où pour accéder à ce monument il faut tout d’abord passer par sous un porche, puis entrer dans une cour pour enfin arriver au niveau d’une église datant du XVIIIème , entièrement rénovée. Depuis la chute du communisme la mention du nom de l’église est apparente sur le porche, mais auparavant rien n’indiquait son emplacement. Ainsi elle ne fut pas détruite et resta accessible, bien que le culte n’y était pas pratiqué (car interdit) sauf en toute clandestinité. Ainsi l’église est encerclée d’habitations  collectives. Il est intéressant de souligner que l’église et le presbytère attenant ont été rénovés, tandis que les habitations alentours restent dans un état de délabrement conséquent. 


L'église de l'Ascension du Seigneur et les blocs
(T. Heckly)
De même, dans le centre civique (centru civic) – ces nouveaux centres administratifs dont l’ensemble architectural et urbanistique a été érigé par Ceausescu à partir de 1984 – on trouve l’église de l’Ascension du Seigneur (Biserica Inaltarea Domului) dissimulée par les blocs d’habitations collectives. Certains blocs ont été démolis aujourd’hui et laisse un espace suffisamment grand pour apercevoir l’église, mails il  faut imaginer que dans les années 1980, cette église  était invisible aux passants, seuls les habitants pouvaient la voir. L’énumération d’exemples serait fastidieuse tant ils sont légions, mais il est intéressant de voir comment le régime a agi pour faire disparaître de « sa » vue ces édifices et quelles en sont les conséquences aujourd’hui.


En vingt ans, les édifices religieux ont, en effet, prix une importance capitale pour les roumains (dont 90% se déclarent orthodoxes) et se veulent, plus ostentatoires que jamais. D’ailleurs la reconstruction/rénovation du patrimoine religieux est un fait marquant du paysage urbain. L’Eglise orthodoxe roumaine a réalisé réellement ce que nous pouvons appeler des opérations de lobbying, en créant des pressions et exerçant son influence sur les hommes politiques et plus concrètement sur les pouvoirs publics afin, non seulement, d’obtenir la restitution du patrimoine immobilier confisqué et sa rénovation, mais aussi en influençant la construction d’édifices nouveaux et ceci entièrement financé par l’Etat. Dès lors, l’Eglise orthodoxe de Roumanie est devenue le deuxième propriétaire foncier au niveau national avec la possession d’un parc immobilier conséquent. En tout, ce sont près de 4000 nouvelles églises qui ont vu le jour ces vingt dernières années et actuellement la future plus grande cathédrale du pays est en cours de construction. Construction dont le coût est estimée aux alentours des 120 millions d’euros et dont la fin des travaux est attendue pour 2015.

Devant une telle opulence, il n’est pas surprenant que les hauts dignitaires religieux aient à subir la contestation d’une partie de la population qui, elle, doit supporter les mesures d’austérité et voir sa qualité de vie diminuer progressivement. On peut dès lors distinguer deux Eglises en Roumanie, l’Eglise comme institution religieuse et l’Eglise comme « multinationale » faisant preuve « d’autisme social » exerçant une main mise sur tout le patrimoine foncier possible. Attention, en Roumanie, une Eglise peut en cacher une autre !

Thomas Heckly

Quelques ouvrages et articles ayant inspiré ce billet :
  • SUDITU B., « L’héritage communiste dans la ville : appropriation et aménagement de l’espace urbain à Bucarest » in Espaces Géographiques et Sociétés, n°21, mars 2004
  • Presseurop.eu : MIHU L., l’Eglise aux portes du Purgatoire [en ligne], consultable sur : http://www.presseurop.eu/fr/content/article/1147711-l-eglise-aux-portes-du-purgatoire
  • Adevarul.ro : ANTONESEI L., Cât suntem de credinciosi [en ligne] consultable sur : http://adevarul.ro/news/societate/cat-credinciosi-1_50a7b8d07c42d5a66369f695/index.html
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La revue Lâme urbaine est une revue réalisée par les étudiants de l’Institut d’Aménagement et d’Urbanisme de Lille (IAUL). Elle s’enrichit des contributions d’étudiants de formations et d’horizons divers. A travers ses différents articles, ce sont les opinions, les descriptions et les apports des jeunes urbanistes qui sont offertes à la curiosité du lecteur.